Quels sont les grands questionnements techniques et sociétaux liés à la mobilité métropolitaine et aux lieux-gares d’aujourd’hui ? Les gares, ces « cathédrales » traversées depuis leur naissance, au XIXe siècle, par des flux à la fois immatériels et tangibles, ont toujours été le témoignage de l’évolution économique et sociale de nos villes. Elles suivent de près les grandes innovations techniques des époques traversées et doivent en même temps répondre aux questionnements contemporains sur l’urbanité, le vivre ensemble et le partage de l’espace public. Nous savons que, à défaut, c’est l’image même de la cité qui en pâtit.
Avec le phénomène de la métropolisation, et notamment depuis son dernier essor lié au développement du numérique et des techniques propres à la « grande vitesse », la mobilité des personnes a atteint des densités et des formes jamais connues auparavant. L’historien de la ville et philosophe Paul Blanquart en a donné une image très efficace, au tournant des années 2000, celle des « intubés » (au sens propre) de la civilisation hypermoderne1
. Aujourd’hui, les habitants des grandes villes, qu’ils le veuillent ou non, sont constamment canalisés dans des flux en mouvement qui, au lieu de conjuguer avancées spatio-temporelles et idéaux de « beauté », « bien-être » et « partage », sont le plus souvent le résultat d’innovations technologiques allant à l’encontre des désirs et des besoins humains les plus simples et fondamentaux. Les lectures philosophico-politiques données par Simmel sur la métropole, relues par Cacciari2
, sont aussi très éclairantes à ce sujet : l’intensification de la « vie nerveuse » (le Nervenleben) propre à la métropole - fortement liée aux intérêts du capital ainsi qu’à une situation d’« innovation continue » - déracine en quelque sorte l’individu et le dilue dans l’impersonnel. « Plus rien de ce qui exprime un rapport qualitatif ne tient debout : il reste alors un système de rapports calculés rationnellement, incapables de provoquer la moindre surprise » .3
Nous ne pouvons qu’adhérer à cette lecture du phénomène de la métropolisation de certains courants néo-marxistes. Cependant, l’individu s’adapte, invente ou réinvente constamment son espace de vie, le forme et le transforme à travers ses gestes et ses postures et est capable, au fond, de retrouver ses désirs et ses capacités de surprise. Nous avons pu l’observer à la fois dans des situations au cœur des métropoles européennes telles celle du Rhin Supérieur (9 millions d’habitants à 1h50 de route de Strasbourg) et dans des métropoles asiatiques paroxystiques telles que Shanghai (25 millions d’habitants). L’espace public lié à la mobilité des personnes, celui des gares comme celui des stations de métro ou de tramway est pour nous, au-delà des problèmes générés par une politique « capitaliste » de l’espace et par une gestion hautement numérique du rapport espace-temps, un lieu où s’expriment de nouvelles images de la cité en devenir : une cité hyper-technologique et qui devient de plus en plus « hypernerveuse », mais en même temps capable aussi de ralentir, de créer des moments de pause inattendus, d’inventer des interstices où s’insinuent les rêves et les désirs. En quoi donc pouvons-nous parler de « mobilités métropolitaines innovantes » ? Comment s’expriment-elles en France et en Chine ? Et quel sens donner à cette mise en miroir de cultures si éloignées entre elles ?
Rhin supérieur et Strasbourg 2030 : le numérique au service de l’humain
L’Eurométropole de Strasbourg, son Conseil de développement mais aussi la Conférence du Rhin supérieur alliant pouvoir politique et université dans l’expression des trois Pays transfrontaliers concernés – France, Allemagne et Suisse – concordent sur le fait que le modèle de « ville intelligente » nécessaire à faire face autant à la transition énergétique qu’aux changements géopolitiques et sociaux, est celui qui s’est imposé depuis plus d’un millénaire sur le territoire : non pas une grande métropole « servicielle », où l’habitant est vu comme un consommateur de services, mais un archipel de villes de petites, moyennes et grandes dimensions, reliées entre elles. Dans ce réseau de villes, le Rhin joue le rôle de grande artère principale de communication et de commerce, tandis qu’une maille très fine de communications ferroviaires et routières a permis au citoyen d’évoluer à la fois par rapport à sa propre cité et dans une situation de dialogue avec les cités voisines .4
Forte de ce modèle métropolitain polycentrique, Strasbourg a mis en avant à travers sa stratégie de mobilité urbaine et transfrontalière à l’horizon 2030, une ville où : la « grande vitesse » alterne avec la mobilité lente et les courtes distances parcourues à pieds ou à bicyclette sur la nouvelle « magistrale piétonne » ; le réseau de tram irrigue le centre dense et commence à mieux structurer les territoires plus périphériques ; l’autoroute A35 est en voie de déclassement en boulevard urbain ; enfin, des voitures électriques partagées et sans chauffeur - modèle CATS, financé par la Communauté européenne – sont expérimentées dans des enclaves technologiques et limitées à un usage à l’intérieur de leur enceinte. Ces dernières ne sont pas destinées à faire ville, à construire autour d’elles une nouvelle urbanité, mais uniquement à améliorer un service sur un territoire précis, à travers le numérique.
C’est aux gares ferroviaires, tout comme aux stations de tramway, de jouer le rôle de catalyseurs métropolitains des densités et des mouvements des personnes. Dans cette configuration, la gare Centrale intensifie l’idée d’un espace-seuil, à la fois de transit et d’attente. Un espace de l’aller vers des horizons autres, mais aussi capable de faire le lien avec l’identité locale. Construite il y a à peine une dizaine d’années, l’immense verrière qui englobe l’édifice historique a pour fonction de canaliser les flux des voyageurs aussi bien vers la place souterraine d’attente du tramway, que vers les quais des trains situés à 4,20 mètres au-dessus de la ville, et vers le jardin extérieur, lieux d’articulation avec la ville dense historique. Les scénarios pour Strasbourg 2030 laissent imaginer des interventions de valorisation des zones de service autour de la gare (dépôts, garages, usines) permettant son ouverture à 360° et le développement de nouveaux quartiers reliant le centre dense à la première couronne périphérique et, de là, aux villes et grandes villes voisines.
Shanghai 2040 : un scénario hétérotopique
Face à cette évolution favorable à l’enracinement local et au dialogue avec les territoires avoisinants qu’ont connue les gares européennes depuis les années 1980, et au-delà des différences notoires de régimes, l’exemple de la Chine ne peut que fonctionner comme une « hétérotopie ». Le regard que nous portons sur l’exemple de la mobilité et de la métropolisation en Asie, tellement différent du nôtre, sert pour mieux comprendre, par un jeu de miroirs décalés, les caractères et les spécificités de notre propre histoire.
Au sujet de la métropole asiatique et en particulier de Hong-Kong, Jean Chesneaux met en avant dans son livre Modernité-monde, l’image d’un espace « hors-sol » où des tours géantes semblent surgir du néant : elles sont à la fois des « luxueuses résidences dominant les horizons splendides de la baie » et des « taudis verticaux » ; elles renvoient à un système géant, « surpeuplé, sur-motorisé, sur-construit, sur-programmé, et qui ne se maintient en équilibre que dans l’agitation perpétuelle de la spéculation financière, de la nouveauté commerciale, de la congestion verticale, du rush piétonnier » .5
Comme à Hong-Kong, le quartier de Pudong à Shanghai offre le même tableau : ici aussi on a l’impression, que « l’espace éclate en fragments épars » et que « le temps est écrasé dans l’immédiat ». L’espace lui-même change de nature évoquant une situation de dissociation par rapport à l’environnement naturel, social, historique, culturel ; il semble n’exister que par rapport à des systèmes faits d’interconnexions, réseaux, circuits, relais, flux… Dans cette forme de métropolisation asiatique, qui contraste avec celle des métropoles européennes du XIXe siècle et des métropoles nord-américaines du XXe on retrouve en filigrane les lectures prémonitoires de Baudelaire et Benjamin, et relatées par Simmel.
Mais, ici aussi, on peut saisir des situations de résistance à la pure domination de la spéculation économique ou de l’eugénisme normatif : des jeunes ou vieilles générations qui sculptent l’espace des interstices sous les nœuds autoroutiers avec les flux ralentis de leur corps et des figures du taiji; ou encore des jeunes mariés qui cueillent en l’espace d’une seconde, au beau milieu de la circulation de voitures, la beauté de la confrontation de leur corps à une puissante infrastructure métallique, celle du pont Waibaidu, premier pont métallique de Shanghai à la confluence des rivières Suzhou et Huangpu. En les regardant, on oublie le « hors sol » et on perçoit malgré tout une forme d’enracinement. Ces mêmes formes de résistance à l’accélération de la mobilité, de la circulation, du mouvement, du passage, on peut les percevoir dans le scénario établi par la ville, les instituts et l’université pour Shanghai 2040. Des nouveaux systèmes d’organisation de l’espace-temps semblent s’imposer au modèle actuel, avec leurs cheminements piétons, passerelles aériennes, parcs suspendus ou même souterrains, irrigués de lumière naturelle par des cheminées réfractant les rayons solaires.
On observant la Shanghai Railway Station - gare centrale de la ville restée longtemps l’un des hubs ferroviaires les plus importants de Chine - on s’aperçoit cependant d’un fort contraste entre ce scénario et la réalité urbaine actuelle. Si la gare est bien un gigantesque pôle d’échange intermodal, à la croisée des réseaux, connectée par le fer aux différentes infrastructures de transport, et par là même à la globalité de la province et du pays, elle reste malgré tout un lieu-frontière. A nos yeux d’occidentaux, des multiples barrières physiques constituent autant de frontières à la fois palpables et mentales, difficiles à franchir. Elles sont matérialisées aussi bien par le mur de rails d’un demi-kilomètre de large s’érigeant entre les bidonvilles au nord et le mélange de tours, centres commerciaux et lilongs au sud, que par la démultiplication des contrôles et des limites entre la ville et l’espace d’attente et de départ en train.
Est-il donc possible d’affirmer qu’à la différence du modèle européen, la reconquête des lieux dans la gare et aux abords de la gare à Shanghai tout comme dans la plupart des métropoles chinoises ne s’est pour ainsi dire pas faite ? Les gares chinoises n’accueilleraient-elles absolument rien d’autre qu’un flux incessant de passagers qui se pressent, foule informe et hâtive, pour attraper un train, le métro ou le bus, enfermés au fur et à mesure dans des compartiments étanches ? Comment se dessine et se perçoit l’urbanité dans les gares centrales de ces métropoles à nos yeux kaléidoscopiques ?
La Chaire Franco-Chinoise de Mobilités métropolitaines innovantes
Fascinés par la complexité de ces univers métropolitains à plusieurs facettes et pour lesquels il est impossible de trouver des réponses hâtives, nous avons commencé à tisser des relations d’enseignement et de recherche avec des collègues du département d’Architecture et urbanisme de l’université de Tongji à Shanghai. La recherche fondamentale que nous menons ensemble dans le champ de l’architecture urbaine, nous permet de sonder les nouveaux enjeux de la métropolisation à la fois en Asie et en Europe, à travers la thématique de la mobilité « lente », entre utilisation du numérique et place du citoyen dans la cité. Il s’agit d’une mise en miroir de scénarios de développement métropolitain qui nous permettent de comprendre le sens de la mobilité lente – celle du tramway par exemple – dans différentes situations culturelles et de projet.
C’est dans cette visée de construction mutuelle des savoirs sur la mobilité métropolitaine « alternative » et d’échange avec les acteurs de la ville, que nous avons créé, en 2015, la Chaire Franco-Chinoise des Mobilités métropolitaines innovantes (ENSAS - CAUP/Tongji - SYSTRA). Il s’agit d’une Chaire partenariale de recherche et de formation au niveau Master et Doctorat qui devrait nous permettre de poursuivre ces réflexions sur la place des innovations technologiques « soutenables » dans la construction de la cité, et ceci dans une perspective comparatiste Europe/Asie. Dans notre construction mutuelle, le projet de l’espace de la mobilité, des gares et quartiers de gares, introduit le doute, le flou, le non fini, comme éléments pour dessiner des scénarios dans lesquels pouvoir questionner le sens du « hors sol », du déracinement, de la perte de qualité, des glissements de la notion de « beauté », si importante pour la conception et la perception de notre cadre de vie quotidien.
Recherches et thèses de doctorat inscrites dans le cadre de la Chaire :
- DEBUS Lionel, La gare ferroviaire contemporaine : une mise en miroir franco-chinoise de l’architecture de la mobilité au prisme des métropoles des courtes distances, thèse de doctorat en cours, Laboratoire AMUP (EA 7309), Université de Strasbourg
- FAN Lang, Mobilité et relations de voisinage dans la métropole asiatique d’aujourd’hui. Types d’habitat et perspectives de cohabitation au prisme de la notion d’« harmonie » à Shanghai, thèse de doctorat en cours, Laboratoire AMUP (EA 7309), Université de Strasbourg
- MAHFOUD Ali, L’expérimentation architecturale des gares en Europe et leurs enseignements. Interactions entre technique, image et usage, thèse de doctorat en cours, Laboratoire AMUP (EA 7309), Université de Strasbourg
- MAZZONI Cristiana (dir.), Tram-train, ou l’énergie des courtes distances dans Strasbourg métropole : acteurs, logiques et processus du projet métropolitain durable, laboratoire AMUP (EA 7309), recherche IMR/MCC, 2015
- Paul Blanquart, Une histoire de la ville, pour repenser la société, Paris, La Découverte, 1997 (nouvelle édition poche, La Découverte, 2004). ↩
- Massimo Cacciari, « Introduzione » in Metropolis, Saggi sulla grande città di Sombart, Endell, Scheffler e Simmel, Rome, Officina, 1973 (trad franç. In C. Mazzoni, La Tendenza. Une avant-garde italienne, 1950-1980, Marseille, Parenthèses, p. 260-274). ↩
- Ibid. p. 262. ↩
- Cf. A l’opposé, on peut citer l’expérience de Songdo en Corée du Sud-est, « ville intelligente » expérimentale, hautement technologique et définie comme non polluante et sûre, mais où les citoyens tout comme les entreprises peinent à s’installer. ↩
- Jean Chesneaux, Modernité-monde, Paris, L’Harmattan, p. 9. ↩